36.
Les spectateurs de la salle du Trou du Monde ne rient pas.
L’artiste sous les projecteurs ne récite que des blagues sur le thème des bègues. Certaines personnes se lèvent pour rejoindre la sortie, alors que le comique enchaîne sur le sketch suivant.
Au premier rang quelqu’un dort et ronfle bruyamment, même pas dérangé par la voix du comique qui pourtant ponctue sa performance de rires forcés.
— … Et vous connaissez la devise de l’association des bègues ? « Laissez-nous terminer nos phhh pphhhra… Nos phrases ! »
À la fin les applaudissements sont rares. Quelques personnes sifflent et huent. Le comique salue malgré tout comme s’il recevait une ovation.
Les spectateurs tournent le dos rapidement, certains déplorant sans même baisser le ton que « ç’ait été nul ».
Le comique reste seul sur scène, dépité.
Il voit alors approcher une superbe jeune femme avec des talons hauts, une taille de guêpe, et de grands yeux verts.
— Cela vous a plu ? demande-t-il.
Déjà il sort un stylo pour signer un autographe.
Lucrèce Nemrod se souvient de la phrase de Félix :
« Celui qui veut descendre le numéro un c’est forcément le numéro zéro. »
Elle se présente. Le mot « journaliste » entraîne aussitôt le sourire des beaux jours. Elle pose une question mais l’autre affiche un air navré.
— Ah, non, Seb ce n’est pas moi. Seb c’est dans la plus petite salle qui est au-dessus. Celle qu’on appelle « le bout » du Trou du Monde. Allez-y vite ça va commencer. Heu, vous l’avez trouvé comment mon spectacle ? Juste pour savoir.
— Très bien, c’était vraiment très bien, affirme-t-elle, et elle court déjà pour rejoindre la petite salle au niveau supérieur.
Le rideau s’ouvre et le comique Sébastien Dollin, dit Seb, commence son premier sketch par une acrobatie sur une chaise. Mais tout en démarrant il a eu le temps de jeter un coup d’œil au public.
La salle qui peut contenir 50 personnes n’en compte que 5.
Il s’arrête net.
— Écoutez, dit-il, comme il n’y a pas assez de monde mais que je ne veux pas renoncer, je vais vous inventer un spectacle sur mesure. Je vais vous mimer, vous : le public.
Et Seb se met à composer sur le vif une caricature de chacun des cinq spectateurs. Le premier, étonné de ce show improvisé. Le second, dubitatif, style « voyons si tu vas arriver à me faire rire ». Le troisième qui rit de n’importe quoi pour rentabiliser le prix de son billet. Le quatrième qui est fatigué et s’apprête à dormir, et enfin le cinquième, complètement étonné de ce revirement.
Puis l’humoriste demande aux cinq spectateurs de s’approcher et de s’asseoir au premier rang, et là encore il improvise des sketches à partir de l’actualité du matin et des événements du monde.
De cet instant étrange, improvisé, émane quelque chose d’émouvant et d’intrigant.
Qui est cet homme ? Pourquoi Chattam me l’a-t-il cité ?
Sébastien Dollin dégage un charisme qui touche Lucrèce. Il se montre capable d’improviser dans n’importe quelles circonstances avec une aisance inégalée. Les gags fusent. Les cinq spectateurs sont ravis. Ils rient. Ils applaudissent à tout rompre. À la fin, Seb distribue des places gratuites pour faire connaître le spectacle.
Quand la petite assistance se disperse, elle est réjouie.
Lucrèce Nemrod, dernière arrivée, reste au fond et, dans l’ombre, attend de voir la suite.
Le directeur retrouve Seb Dollin sur scène :
— Tu étais très bien, ce que tu as fait était excellent.
— Ah ? Vraiment ? Vous trouvez ?
— Le problème, c’est qu’il n’y avait pas grand monde. On ne va pas pouvoir continuer.
— Laissez-moi encore du temps pour que le bouche-à-oreille puisse s’installer. Je suis prêt à vous laisser 60 % des recettes, plaide le comique. Vous le savez, il faut du temps pour qu’un show s’installe.
— 60 % de 3 entrées payantes et 2 entrées gratuites, ça ne fait pas grand-chose, Seb.
— Mais ils ont ri ! Vous les avez entendus, ils étaient aux anges. Bon : 70 % pour vous.
Le directeur de la salle affiche un air navré.
— Tu es fini, Sébastien. À un moment, il faut savoir ranger ses gants et prendre sa retraite.
— J’ai 37 ans !
— Pour un humoriste ça peut être beaucoup. Tu as démarré jeune, à 20 ans. Tu as déjà plus de 17 ans de carrière. Tu es déjà un vieil humoriste, d’une génération qui a eu son heure de gloire mais qui est dépassée.
— OK, 80 % des recettes pour vous et 20 % pour moi. Vous savez que je fais de la qualité. Le public le sait aussi.
— Laisse tomber, Sébastien. Il te faudrait un peu plus que tes places gratuites pour faire venir les foules. Je ne t’apprends rien : de nos jours il faut être bon à la télévision.
— Mais la qualité de mon…
— D’abord la télé, après la qualité.
Sébastien Dollin est un très bel homme à la dégaine sportive et au menton volontaire. Face à lui, le directeur du Trou du monde est un gros homme aux allures de technocrate, portant costume gris, cravate jaune et montre de marque. Il parle en regardant ses chaussures bien cirées.
— 90 % pour vous, propose l’humoriste.
— Un théâtre c’est comme une boulangerie. Il faut vendre ses produits pour que ça tourne. Tu as beau avoir les meilleurs croissants, si les gens n’entrent pas dans le magasin tu n’as plus qu’à mettre la clef sous la porte. Comprends-moi, Seb, j’adore ton travail, là n’est pas la question. Je suis ton plus grand fan. Mais je ne suis pas un mécène, je ne suis pas le ministère de la Culture, je suis un type qui a utilisé ses économies pour acheter une salle, qui s’est endetté auprès des banques. J’ai déjà le spectacle de l’autre crétin en dessous qui me plombe, je ne peux pas me permettre de prendre des risques.
— Mettez-moi à sa place.
— Non, lui il fait venir 90 personnes qui sont déçues. Toi tu fais venir cinq personnes enthousiastes. La loi du nombre joue en sa faveur. En tout cas à la caisse. Et pour moi c’est quand même le meilleur indicateur. Toi tu es probablement le type le plus drôle et le plus talentueux venu jouer dans ce théâtre, mais les gens ne le savent pas. Parce que tu n’as pas les médias. Et le bouche-à-oreille, désolé, c’est trop long à lancer. Alors comprends-moi. Je vais prendre le comique Belgado.
— Alain Belgado ? Mais il ne fait que des blagues sur le thème des coups de pied aux couilles.
— Peut-être, mais lui au moins il plaît aux jeunes et il passe sur les grandes chaînes. Peut-être parce que les coups de pied aux couilles c’est un thème « transgressif ». Tu devrais prendre exemple et tenter toi aussi un humour plus transgressif.
— La nécrophilie ? Les gens qui baisent les cadavres c’est suffisamment « transgressif » pour vous ?
— Eh bien pourquoi pas. Je suis sérieux, Seb, il faut se démarquer, oser le scandale, ne pas avoir peur de choquer. L’humour se doit d’être dérangeant. Les coups de pied aux couilles, c’est simple mais fallait y penser. Et c’est Alain qui occupe le terrain.
Seb inspire profondément.
— C’est bon, si vous me gardez et me laissez jouer je vous abandonne 100 % des recettes.
Le directeur lui pose une main sur l’épaule, affectueusement.
— Ce n’est pas professionnel. Tu es dans la misère. Je ne vais quand même pas te laisser travailler pour rien. Tu n’es pas un chien !
— C’est mon choix. J’aime trop la scène pour abandonner ce métier.
— Oui, mais moi j’ai une conscience. Ruiner les pauvres comiques talentueux ça me ferait mal.
— Du coup vous préférez faire travailler les riches comiques nuls qui eux n’en ont pas besoin ! Vous le savez, Alain Belgado est le fils d’un producteur de betterave sucrière. Il fait du one man show pour ne pas rester oisif. Et c’est par les réseaux de son père, qui achète des publicités partout, qu’il passe à la télévision.
— Ça y est tu deviens aigri. Tout de suite des paroles désagréables sur les collègues. Tu oublies une chose, quand toi tu passes à la télé, je ne veux pas t’insulter, mais tu as l’air d’un type… « normal ».
L’humoriste grimace sous l’insulte la plus terrible pour quelqu’un de sa profession.
— Allez, laisse tomber, Seb, prends ça pour un conseil d’ami : vouloir poursuivre une carrière dans ton cas c’est de l’acharnement thérapeutique.
Tapie dans l’ombre et enfoncée dans un fauteuil des derniers rangs, Lucrèce Nemrod n’a pas bougé un cil et surtout n’a rien manqué de cet échange.
Sébastien Dollin hésite à répliquer, ouvre la bouche, puis renonce et s’en va d’un pas lourd.
Lucrèce se lève discrètement pour le suivre.
Sébastien Dollin se dirige vers le café le plus proche, pousse la porte, salue quelques visages connus puis s’installe au zinc et commande une vodka.
Le patron du café le salue chaleureusement :
— Désolé Sébastien, je ne peux plus te servir. Tu me dois déjà plus de 1 000 euros.
Il désigne la pancarte au-dessus des bouteilles : POUR GARDER SES AMIS LA MAISON NE FAIT PLUS DE CRÉDIT.
— J’ai eu une dure journée, seulement un verre, je te donnerai des places gratuites pour mon prochain one man show.
— J’y suis déjà allé avec mon fils à ton one man show et ça ne lui a pas plu.
— Il a trois ans ! Et il a pleuré tout le temps. Il a d’ailleurs perturbé le spectacle.
Le patron du café reste impassible.
— Ouais, ben précisément, un spectacle comique ce n’est pas fait pour faire pleurer les gosses. C’est peut-être toi qui devrais te remettre en question, Seb.
Le patron du café le regarde puis, saisi d’un scrupule, sort la bouteille de vodka et lui emplit un verre à ras bord.
— C’est la dernière fois.
Une heure plus tard, Sébastien Dollin sort en titubant du bistrot qui est en train de fermer. Le patron du café n’a pas tenu sa promesse.
Le comique s’accroche à un panneau puis finit par choir. Personne ne l’aide à se relever, il s’effondre, et reste sur le sol tel un invertébré.
Un jeune homme à casquette s’avance, fait mine de vouloir l’aider et glisse une main dans sa poche pour lui subtiliser son portefeuille.
Lucrèce Nemrod voit la scène de loin et poursuit le voleur. Elle le rattrape, lui propulse un direct au foie. Tandis qu’il se tord au sol en cherchant à retrouver son souffle, elle récupère délicatement le portefeuille. Puis le restitue à son propriétaire, toujours accroché au réverbère.
Sébastien Dollin ouvre un œil, et en guise de merci articule avec ironie :
— De toute façon il était vide.
Elle l’aide à marcher. Il s’appuie sur son épaule, château branlant.
— J’ai vu votre spectacle et j’ai entendu votre discussion avec le directeur de la salle. Je suis journaliste et…
D’un geste brusque il la repousse, paraît sur le point de s’effondrer mais retrouve assez d’énergie pour tenir vaguement debout.
— De quoi vous vous mêlez ! Fichez-moi la paix ! Je n’ai pas besoin de votre pitié !
Lucrèce se dit que la clef « reconnaissance » ne marche pas.
Il faut inventer une nouvelle clef pour passer la barrière de protection de cet oiseau tombé du nid. Accompagnons-le dans le sens de la pente.
— Puis-je vous inviter à prendre un verre pour vous remettre de vos émotions ?
Il veut refuser, mais s’en révèle incapable.
Ils marchent ensemble.
— J’ai faim aussi, dit-elle.
Finalement elle finit par trouver un restaurant indien, un des rares encore ouverts à cette heure tardive. Il s’effondre sur une chaise et elle commande aussitôt une bouteille de vin.
13,7 degrés, ça devrait suffire à lui délier la langue.
À peine servi, il siffle son verre d’un trait.
— Je n’ai besoin de l’aide de personne, marmonne Sébastien Dollin. Et encore moins des journalistes. Hips. Ils ne m’ont jamais aidé. Ils ont toujours ignoré ou méprisé mon travail. Ils auraient pu me sauver et ils se sont abstenus. Alors qu’ils me fichent la paix maintenant. C’est trop tard.
— Dites-moi, monsieur Seb, vous n’avez pas mangé depuis combien de jours ?
Ses pommettes saillantes, son allure longiligne révèlent son abstinence forcée. Elle commande une assiette de poulet tandoori et des cheese-nans.
— Je n’ai pas faim.
Elle lui sert une rasade de bordeaux.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je fais un reportage sur la mort de Darius.
— J’en ai marre qu’on parle de ce type. Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse.
— Quand même, sa mort a dû vous toucher.
— Ah, pour me toucher, ça m’a touché !
Il émet un ricanement.
— Je suis sacrément content que cette enflure soit crevée, bouffée par les vers, en train de pourrir ! J’irais bien pisser sur sa tombe, tiens.
Joignant le geste à la parole, il se lève pour aller éliminer dans les toilettes une partie des liquides qu’il a ingurgités. Puis il revient en refermant sa braguette.
— Vous l’avez rencontré ? demande Lucrèce.
— Ah ça oui. Il était venu à mon premier spectacle. Je lui ai offert une place assise au premier rang. Je l’ai fait applaudir. « Ce soir nous avons la chance d’avoir dans la salle le meilleur d’entre nous, le Cyclope, le Grand Darius en personne ! » Et il s’est levé, et tous mes spectateurs, mes spectateurs « à moi », l’ont applaudi chaudement. À l’époque je remplissais des salles de 150 à 200 personnes. À la fin du show, il est venu et il m’a dit, je me souviens exactement de chaque mot : « Il y a trois de tes sketches qui me plaisent beaucoup, je vais les jouer. » Sur le moment j’ai cru mal comprendre. J’ai demandé : « Vous voulez me les acheter ? » Il a dit : « Non, les idées appartiennent à tout le monde, je te les prends, c’est tout. » J’ai répondu : « Mais c’est moi qui ai écrit ces sketches, je suis leur père. » Il m’a pris par l’épaule : « Les idées n’appartiennent pas à ceux qui les créent mais à ceux qui ont les moyens de les diffuser. Si tes sketches étaient vivants et qu’ils devaient choisir un père pour les défendre ils me choisiraient assurément moi, le comique célèbre, plutôt que toi, Seb, le petit comique inconnu. Alors ne sois pas égoïste, pense à tes sketches comme à des enfants libres qui ont envie de changer de famille pour mieux s’épanouir. »
Sébastien Dollin semble revivre la scène en direct.
Un homme en turban et babouches lui apporte le poulet tandoori qu’il mange avec appétit.
— Je me rappelle exactement ce qu’il a ajouté ensuite : « Considère-moi plutôt comme un généreux père adoptif. Tes enfants, je les éduquerai, je les couvrirai de cadeaux, je les ferai connaître au monde entier. » Je lui ai répondu : « Eh bien, en tant que père biologique de mes sketches-enfants je ne les laisserai pas se faire kidnapper. » Alors il a changé complètement de ton, il a pris un air menaçant et m’a déclaré : « Je crois que tu ne te rends pas compte à qui tu parles. Très bien, comme tu voudras, Seb. J’aurais préféré que cela se passe gentiment mais comme tu n’es pas fair-play, je vais de toute façon te piquer ce qui m’intéresse et si ça ne te plaît pas, si tu cherches à te mettre en travers de ma route je te briserai les reins et tu ne t’en remettras jamais. »
— Nous parlons bien de Darius Wozniak ? demande Lucrèce, dubitative.
— Vous croyez quoi ? Que j’ai inventé une scène aussi précise ? Je parle du Cyclope. L’homme au cœur lumineux dans l’œil. L’idole des foules.
Elle le jauge en silence.
— J’ai du mal à le croire, mais je vous écoute. Ensuite, que s’est-il passé ? demande Lucrèce Nemrod en prenant des notes pour lui montrer qu’elle veut conserver cette information.
— Comme il l’a dit, Darius s’est mis à jouer presque mot pour mot trois des sketches de mon spectacle. Mais cette fois, c’est vrai, dans des salles de plus d’un millier de personnes. Ah l’enflure. Il avait prémédité son coup et il avait probablement déclenché la fonction « enregistrer » de son téléphone portable durant mon spectacle. Trois de mes meilleurs sketches ! C’est comme s’il était venu dans mon magasin de tableaux pour me voler les trois plus prestigieux et les revendre. Du pillage pur et simple.
Seb en jette sa fourchette par terre. Puis, devant les regards réprobateurs des autres dîneurs, il décide de la ramasser et de l’essuyer dans sa serviette.
Pour faire diversion Lucrèce sort son porte-clef-machine à rire que lui a offert Stéphane Krausz et le presse. Le petit rire enregistré crée aussitôt une détente dans la salle.
Sébastien Dollin continue son récit.
— Vous vous rendez compte, il se faisait applaudir par des foules entières grâce à mes gags, mes enchaînements, mes personnages. Il m’avait même piqué mes mimiques et mes effets de regard.
Elle lui ressert du vin. Cette fois, plus pour l’apaiser que pour le faire parler.
— J’ai porté plainte, et il y a eu procès. Mais vous connaissez l’adage : « Le bon avocat connaît la loi. Le très bon avocat connaît le juge. »
Il rit tout seul de la formule.
— Darius avait un défenseur de ce genre. Un avocat très cher qui connaît tout le monde et qui a la réputation de ne jamais perdre un procès. Il a gagné facilement contre moi. Mais je n’avais pas encore vu le pire. Non seulement la sentence a tourné en sa faveur, lui laissant le droit d’exploiter mes sketches à sa guise, mais j’étais condamné à lui rembourser « SES » frais de justice pour « Procédure abusive visant à porter préjudice à l’image d’une personne publique ». J’ai dû le rembourser et payer !
Sa fourchette est sur le point de valser de nouveau, mais Lucrèce s’empresse d’emplir son verre pour faire diversion. Elle tente l’apaisement :
— Comme disait La Fontaine, « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
— La raison du plus fourbe, oui. Mais ce n’était pas encore terminé. À la fin mon propre avocat, après m’avoir fait une petite grimace, genre « désolé c’est pas de chance mais vu les arguments de l’adversaire, nous ne pouvions pas réussir », est allé demander un autographe à Darius. Ah ! ça, je ne lui pardonnerai jamais. Et si ce n’était que lui. Mais aussi le juge, avec un « ce n’est pas pour moi, c’est pour mon fils qui est un de vos fans ». Et pratiquement toute la salle du tribunal s’est mise en file pour obtenir des autographes comme si le procès était aussi un spectacle de Darius : « Guignol mettant à genoux Gnaffron ». Et le méchant Gnaffron c’était moi.
Sébastien Dollin émet un rire aigre et déchire à pleines dents un cheese-nan.
Il continue la bouche pleine.
— Mais sa hargne à mon égard n’était toujours pas éteinte. Ça ne lui suffisait pas de me voler mon spectacle, de me ruiner et de m’humilier au tribunal, Darius a voulu aussi me « briser les reins » comme il me l’avait promis. Il m’a black-listé sur toutes les émissions de télé.
Un homme entre avec des bouquets de jasmin saturés de parfum artificiel et les leur tend, les prenant pour des amoureux. Lucrèce fait non de la tête mais l’autre insiste.
— Désolée, ce n’est plus nécessaire on a déjà baisé, assène-t-elle pour se débarrasser du trublion.
L’homme recule et s’empresse d’aller proposer ses merveilles végétales à un autre couple.
— Comment un comique peut-il faire black-lister un autre comique ? reprend-elle, troublée.
— Tout simplement en lançant une petite phrase anodine du genre « Si Seb vient dans votre émission moi je n’y viendrai plus. » Prononcée une seule fois avec un seul journaliste, elle fait traînée de poudre, il n’a même pas besoin de répéter la menace, tout le monde la colporte et en tient compte.
— Vous le détestiez ?
— Le mot est faible pour décrire le sentiment de dégoût que m’inspirait cet individu.
— Sa mort vous a fait plaisir ?
— J’ai fêté ça au champagne. Et j’ai dansé tout seul chez moi face à la télévision qui diffusait les images de son enterrement.
— Vous l’avez tué ?
Il a un ricanement nerveux.
— Non. Je suis trop lâche pour ça. Mais je le regrette. Si je l’avais fait, je pourrais me regarder dans la glace, c’est sûr.
— Alors, dans l’hypothèse d’un meurtre, qui aurait pu avoir « ce courage » selon vous ?
Il réfléchit.
Le serveur indien apporte la carte des desserts.
Lucrèce choisit un plat au nom qui lui paraît incompréhensible. Gulab Jamun. Des boulettes de semoule safranées trempées dans du miel.
Sébastien Dollin mange avec appétit, sans y penser, mais avec de grands mouvements de mâchoires, comme s’il cherchait à briser l’échine de quelque ennemi invisible.
Il fait un geste évasif.
— Tous les comiques. Je crois qu’en dehors de sa bande de copains il faisait l’unanimité contre lui. Enfin, je parle de ceux qui savaient qui il était vraiment.
Pour détendre l’atmosphère elle sort à nouveau la machine à rire. Le son mécanique résonne. Seb observe, intrigué, le porte-clef « vierge effarouchée » posé près d’elle.
— Le pire, c’est que mon procès a eu un impact destructeur. Repris par la presse, il a servi d’avertissement pour les autres. Si bien que les comiques ont eu peur. Et du coup, ils se sont laissé piller sans réagir.
— J’ai du mal à voir Darius comme vous le dites, mais j’ai aussi du mal à imaginer que vous ayez inventé tous ces détails.
Il veut emplir son verre qui n’était pas vide. Du vin coule sur la nappe.
— Darius était un voleur. Le pilleur des vrais inventeurs de gags. Et un récupérateur de toutes les blagues non signées qu’il ne se gênait pas pour s’approprier.
Ainsi, Isidore pourrait avoir raison.
— Quand tous les autres comiques ont compris quel voleur il était, ils ont décidé d’adopter une attitude neutre : arrêter le spectacle quand il venait. C’était la seule manière de marquer leur réprobation pour ses manières douteuses.
— Mais il aidait les jeunes, il avait monté une école du rire, il faisait la promotion des nouveaux talents, il me semble. C’était de la bienfaisance pour ses concurrents.
— C’est peut-être ça le pire. S’il vous reste encore un doute, je vous conseille d’aller voir sa soi-disant « grande œuvre de bienfaisance », son soi-disant « Théâtre de Darius révélateur des jeunes talents comiques ». Regardez bien. C’est là que vous aurez la réponse à la question : « Qui était vraiment Darius ? »
Lucrèce Nemrod ne sait plus quoi penser.
Elle observe Sébastien Dollin complètement saoul qui boit, et boit encore.
Derrière lui, un tableau représentant un palais d’or et d’argent étale sa magnificence.